De la pomme de Newton à la création du Post-it ou du micro-onde, on ne rappellera jamais assez ce que le monde de l’innovation doit au hasard. Une idée toutefois pas très compatible avec celles de l’entreprise, pour qui le hasard est surtout synonyme de risques. Dès lors, sur quoi se fondent les entreprises innovantes pour créer des idées nouvelles ? L’innovation a-t-elle besoin de contraintes ou doit-on au contraire lui laisser un espace propice à l’inattendu et au fortuit ? Comme souvent, la vérité est sans doute quelque part entre les deux. 

« Les concepts, ça n’existe pas tout fait ; ça ne se promène pas dans le ciel ; ça n’est pas des étoiles ; on ne les contemple pas. Il faut les créer ; il faut les fabriquer » disait Gilles Deleuze au sujet de l’acte de création. A de nombreux égards, l’innovation répond à cette démarche évoquée par le philosophe. Une innovation, ça se fabrique. Elle apparait d’ailleurs plus souvent comme un acte de création collective que le fruit d’une intuition géniale de l’inventeur capable de changer l’ordre du monde depuis le fond d’un garage. Dans un cadre complexe comme l’entreprise, l’innovation doit bien souvent se conformer à une méthode pour émerger. Un cadre qui s’appuie sur des processus de résolution créative, consistant pour beaucoup à organiser l’effort, coordonner les idées et planifier les phases d’innovation pour les rendre compatibles avec le développement de l’entreprise. « La créativité est plus que de la simple imagination. C’est une imagination indissociablement liée à l’intention et à l’effort » écrivait dans les années 50 le publicitaire Alex Osborn, théoricien de la « pensée active » et du principe bien connu de brainstorming

L’innovation : de l’idée à la méthode 

Avec Osborn, l’innovation prenait un nouveau virage. Elle se dotait alors d’un problème à résoudre et d’un procédé pour y parvenir dans une époque qui avait besoin de structurer et de systématiser les modes de fonctionnement de l’entreprise. « Quand on parle aujourd’hui d’innovation, on a tendance à la standardiser. En faire quelque chose d’actif, en faire une méthode. On va organiser des ateliers de design-thinking, organiser des post-it, des brainstorms, etc. On va essayer de provoquer l’innovation par des méthodes et de manière très active » rappelait la philosophe Emma Carenini lors de l’Explore Summit organisé au mois d’avril 2025. L’innovation porte ainsi cette réputation d’être le fruit d’une volonté complétée d’une « mise en condition favorable » pour émerger. On innove d’abord parce qu’on se donne les moyens de le faire. Une sentence qui disqualifie a priori toute chance au hasard. Adopter une méthode contribue à rassurer les organisations dans une période où le numérique et ses « disruptions » répétitives continue à perturber l’ordre confortable d’une innovation incrémentale. Mais pour Emma Carinini, « L’innovation a une part d’inattendu en elle. D’imprévisible. Chercher à provoquer l’inattendu, à provoquer la sérendipité, c’est quelque chose d’un peu contradictoire ». Pour elle, l’innovation est avant tout une affaire d’espace libre permettant la « rencontre fortuite » chère aux surréalistes.  

La bissociation : la rencontre de la poule et du couteau 

Un terrain propice au principe de bissociation, popularisé dans les années 50 par l’essayiste Arthur Koestler1, qui considère l’innovation comme une libre association, provoquant la rencontre improbable de deux domaines qui semblent ne rien avoir en commun mais vont permettre de produire une idée nouvelle. Une conception de l’innovation allant à l’encontre d’une démarche incrémentale, mais qui a quand même vu la création de produits comme le Walkman, le kite-surf, le VTT ou, plus proche de nous, les services d’hébergement type AirBnB. « Ce que dit Arthur Koestler, c’est que cette bissociation, cette association qui va produire quelque chose de nouveau, elle ne s’organise pas, elle ne se provoque pas mais vient dans des états de relâchement » complète Emma Carenini. « C’est d’ailleurs souvent ce qui s’est passé pour les grandes inventions et les grandes innovations dans l’histoire. »  

« L’innovation est une attitude » 

En combinant des idées apparemment éloignées, le principe de bissociation apparait comme un outil puissant pour stimuler la créativité à tous les étages de l’entreprise. Mais même si elle encourage une forme de relâchement, la bissociation reste une forme de méthode qui s’organise au sein des organisations. Or, comme le rappelle Jean-Louis Fréchin, designer et fondateur de l’agence d’innovation NoDesign, « toutes les grandes innovations sont nées dans un cadre de fonctionnement anormal de l’entreprise ». En d’autres termes, « il faut sortir du cadre » précise celui qui porte un regard critique sur la manière d’aborder l’innovation comme un mode d’emploi. « L’innovation est une attitude. Elle peut surgir partout, à tout moment et potentiellement par n’importe qui » ajoute-t-il. Un constat qui plaide ici aussi pour un primat de l’inattendu dans l’émergence d’idées nouvelles.  

Comment provoquer l’innovation ? 

Pour autant, Jean-Louis Fréchin nuance : la liberté n’exclut pas un cadre propice à la créativité dans l’entreprise. Il propose trois conditions comme grille de lecture. D’abord le contexte, car s’il n’y a pas de méthode prévalente, certains environnements peuvent être propices à l’innovation. Laisser des espaces ouverts de création comme des fablabs, valoriser l’expérimentation spontanée, favoriser le dialogue entre les services, inciter au développement de « side-projects », encourager la curiosité sont autant d’éléments de contexte professionnel qui peuvent favoriser l’innovation. Ensuite, le facteur humain. Innover est souvent une affaire d’hommes et de femmes capables de mobiliser derrière leurs idées. Des profils qu’il compare volontiers à des super-héros ou des grands sages, selon qu’ils soient capables de bouger les murs ou d’user de leurs expériences. Des archétypes qui permettent de comprendre qu’il n’existe pas de moyen unique pour faire émerger l’innovation. Enfin, la capacité d’écoute. L’innovation est toujours une œuvre collective et les idées ne sont pas réservées à une direction en particulier. Elles peuvent surgir de partout dans l’entreprise. Encore faut-il savoir les entendre. 

Une innovation à l’affut  

Un certain consensus se dégage de ce constat : on n’innove jamais seul. Cette idée est d’autant plus vraie dans un contexte de plateformisation et de montée en puissance des consommateurs actifs. L’innovation implique aujourd’hui l’influence de toutes les parties prenantes dans l’émergence d’un produit, d’un service ou d’une technologie. « Un système d’innovation est nécessairement ancré dans le régime économique qui le sous-tend » rappelle Thierry Rayna2, chercheur et professeur en management de l’innovation. Plutôt que s’enfermer dans des formules qui se veulent universelles, l’innovation doit s’ouvrir à ses environnements, fonctionner en écosystème et devenir, par nature, collective et distribuée. Pour Thierry Rayna, « l’émergence des nouvelles formes d’innovation (ouverte, utilisateur, participative, de foule, etc.) observée ces dernières décennies devient alors entièrement logique, car elles correspondent simplement au nouveau régime économique qui se dessine. »  

La convergence des forces 

La capacité d’innovation se déplace donc désormais vers un principe de convergence canalisant toutes les forces en présence : une aptitude de l’entreprise à fédérer ; réunir autour d’un même sujet des profils, des méthodes et des intérêts parfois divergents ; synthétiser les idées ; gérer les antagonismes ; construire des terrains d’entente. On retrouve ici les dimensions de contexte, de dialogue et d’énergies individuelles et collectives évoquées par Jean-Louis Fréchin. Peut-être une autre méthode, qui conserve cette volonté créative de rencontre inattendue comme condition de jaillissement des idées nouvelles.